Introduction

Photographie d’identité d'André GIRARD (Dijon le 4 août 1941)

par

Marie-Madeleine FOURCADE

(1909-1989) - ancien chef du réseau F.F.C. « Alliance » &

présidente du Comité d'Action de la Résistance *

 

 

Victor Renaud, que nous appelions « Pataud », était un artisan électricien de Saint-Sébastien (Creuse). Avec ses deux frères, il avait rejoint, dès janvier 1941, l'organisation de propagande du général Cochet, solidement ramifiée dans la région grâce au dynamisme de Me Nouguès, un jeune avocat de Guéret. À partir du 15 décembre 1942, le général Cochet s'étant évadé de France, le dispositif Nouguès adhéra au S.R. Alliance et Victor Renaud cumula les fonctions d'agent de renseignements et de liaisons avec celles de boîte aux lettres du secteur. Son action clandestine avait duré des années lorsque vint l'heure de la Gestapo. Celle-ci fit irruption chez lui, pilla sa maison, terrorisa sa famille.

« Pataud », heureusement absent ce jour-là, plongea dans le Maquis pour ne pas compromettre le réseau et, peu après, sa jeune femme qui attendait un enfant mourut, rongée par l'angoisse, confiant à la garde d'une très vieille grand-mère leur fils âgé de six ans.

Fou de douleur, « Pataud » multiplie les actions d'éclat. Tombant dans un traquenard, il est arrêté quelques jours avant le débarquement allié en Normandie. On l'accuse d'être communiste, d'avoir participé à l'assassinat d'un milicien. Pour lui faire avouer « son crime », on prélève des lanières de chair sur sa peau. Ses bourreaux sont hélas! des Français.

Victor Renaud, parfaitement innocent du crime dont on le charge, n'est pas non plus communiste. Il a été blessé en 1939 et, depuis cette date, ne fait la guerre qu'aux Allemands. Il lui serait facile de se disculper. Il pourrait dire qu'il appartenait avant les hostilités à une ligue antimarxiste, et qu'il l'est resté tout autant que ces enragés qui le découpent. II pourrait aussi dire qu'il appartient à un service de renseignements et non à un parti.

L'aumônier qui a reçu sa confession l'exhorte à révéler la vérité, mais « Pataud » a brigué l'honneur d'être un agent secret et il entend le rester jusqu'au bout.

Dévoiler ne serait-ce que le nom de son organisation risquerait d'attirer des questions embarrassantes sur les membres qui la compo­sent, sur les amis qu'on peut lui connaître et dont beaucoup agissent dans la ville où il est supplicié. Il y a plus ; trahir en les reniant, fût-ce en esprit, les communistes devenus ses frères d'armes, lui semble aussi odieux que de trahir tout court. Des années de discipline librement consentie ont ancré en lui le respect de sa mission, de ses chefs, de ses camarades.

Il préfère la fin atroce d'être fusillé par des Français, pour un motif faux, plutôt que de livrer à ceux qui n'ont pas à en connaître, la moindre parcelle de ce qui a cristallisé son idéal, bouleversé sa modeste et paisible existence, provoqué la mort de son épouse chérie. Il ne faillira pas et mourra en soldat.

Ce qu'il y a de merveilleux en lui, c'est qu'il ne renonce pas pour autant à ses convictions et il tient à les exprimer une dernière fois dans une lettre adressée à sa belle-mère : [...] « Ses amis réviseront son procès [...] il compte bien que la lumière sera faite sur son cas une fois la guerre finie [...] car, ajoute-t-il, il ne faut pas mélanger les questions [...].

Refusant d'être attaché et qu'on lui bande les yeux, Victor Renaud est tombé en criant « Vive la France », au crépuscule du 29 juin 1944, dans la prison de Limoges, sous des balles françaises.

L'homme qui n'a pas voulu « mélanger les questions » et qui s'est placé au-dessus des sanglantes querelles partisanes de l'époque en choisissant le sacrifice suprême, m'a semblé être l'exemple par excel­lence à mettre en exergue [afin de] retracer l'histoire de l'un des creusets les plus extraordinaires de la Résistance, la région R 5.

Je plains les historiens lorsqu'il s'agit pour eux de reconstituer ce qui n'était, par définition, que des ombres dont la mission consistait précisément à ne pas être vues ni reconnues, à tel point que Hitler pouvait les faire disparaître dans la « nuit et le brouillard » en pensant que personne ne saurait jamais rien de leur sort.

Ce qui peut tromper l'historien davantage encore, c'est l'action même de la Résistance dans ce qu'elle avait d'absolument impalpable et de déroutant pour l'observateur non initié.

Déjà, en 1740, le marquis de Feuquières préconisait... « de garder le secret avec soin, même à l'égard de ses propres troupes, de peur qu'il ne soit révélé à l'ennemi, ou par quelque espion ou par quelque déserteur. Le secret, ajoutait-il, doit aussi être couvert par quelque démonstration qui, en cas qu'elle parvienne à la connaissance de l'ennemi, détourne son attention du véritable projet, et la lui fasse porter sur un objet différent de celui qu'on peut exécuter. »

Or, combien de chefs de la Résistance ont-ils disparu, porteurs non seulement de leurs secrets, mais aussi des « démonstrations » qu'ils avaient utilisées pour mieux détourner l'attention de l'ennemi ? La disparition de Jean Moulin, qui détenait à l'époque le plus grand nombre de secrets et de « démonstrations » qu'un résistant à lui seul pouvait rassembler, était en plus, à cet égard, une perte irréparable.

Si l'on ajoute, à cet imbroglio voulu, le comportement de l'ennemi, qu'il soit de la milice, de l'Abwehr ou des S.S., camouflé astucieuse­ment par leurs survivants sous des mobiles le plus souvent imaginaires, on comprend combien le rôle de l'historien de la Résistance peut être ingrat.

Des documents ? II n'y en a guère. Les autodafés étaient de règle, tant dans les rangs de la Résistance, pour des mesures élémentaires de prudence, que dans les rangs ennemis au fur et à mesure de sa défaite, pour des raisons de sauvegarde. Il ne reste que les témoignages des rescapés. Mais, là aussi, la mémoire peut être sujette à des déforma­tions étonnantes et à des trous incompréhensibles. Pour ne prendre qu' un exemple personnel, lorsque les auteurs de la région R. 5 veulent bien citer l'épisode de ma fuite en automobile avec le Dr Siriex, je m'aperçois que j'avais complètement oublié l'incident de la panne d'essence qui nous menaçait. Et pourtant, cette panne était la bûche qui eût pu faire échouer l'opération. Je me souvenais de tout le reste, sauf de ça, de l'essentiel.

L' « armée des ombres » est un immense puzzle. Un puzzle dont souvent les figures se juxtaposent, où, à l'inverse, béent des entonnoirs impossibles à combler, où l'action de l'ennemi aux multiples visages n'est pas un vis-à-vis, mais une mêlée perpétuelle. Si on y ajoute, en filigrane parmi les témoignages, les vantardises de certains, les silences prudents d'autres, les déformations involontaires ou pas, et, parmi les documents ceux qui sont apocryphes, ou ceux qui sont truqués, pour des raisons de « démonstration », il est aisé de comprendre à quel point le travail d'un historien devient un casse-tête chinois. [...]  

A1   A10 A11 A12 A13 A14 A15 A16 A17 A18 A19

A2   A20 A21 A22 A23 A24 A25         A27 A28 A29

              A21 bis   A 23 bis     

A3   A30 A31 A32 A33 A34 A35 A36 A37 A38 A39

A4   A40 A41 A42 A43 A44 A45 A46 A47 A48 A49

A 43 bis

A5   A50 A51 A52 A53 A54 A55 A56 A57        A59

A 5 bis

A6   A60 A61 A62 A63 A64 A65 A66 A67 A68 A69

A6 bis

A 6 ter

A7 A70 A71 A72 A73

A9  

Tels étaient, en effet, en guise de signatures, les symboles, lettres et chiffres, qui authentifiaient l'un des courriers mensuels, pris au hasard, de la région Abri-Hôpital du S.R. Alliance.

L'unité était le chef de file, la dizaine les agents directs, les bis ou dérivés, les agents dépendant des uns ou des autres.

Certains se distinguaient par des noms d'animaux.

A 1 fut successivement Danois (Jean Vinzant), puis Pointer (André Girard), tour à tour chefs d'une région qui englobait la Corrèze (A 1 et A 2), la Creuse (A 3), le Cantal (A 4), l'Aveyron (A 5), la Haute-Vienne jumelée au Cher (A 6). Trois antennes A 7, A 8 et A 9 quadrillaient l'Indre-et-Loire, l'Hérault et la Gironde, départements qui disposaient, comme dans tout le reste de la France, de lettres et de numéros inconnus des autres.

Bien malin était le policier ennemi, qui, ayant capturé le courrier, pouvait reconstituer l'ordre de bataille des agents secrets.

Au deuxième degré, il eût peut-être découvert des appellations canines : A 11 Cocker, A 15 Bichon, A 18 King Charles, A 2 Setter, A 21 Barbet, A 22 Terre-Neuve, A 23 Corniaud, A 24 Fox, A 25 Labrador, A 28 Loulou, A 29 Braque, A 3 Bleu d'Auvergne, A 35 Pataud, A 41 Carlin, A 42 Doguin, A 43 Mâtin, A 44 Bull, A 5 Molosse, A 60 Cabot, A 61 Clabaud, A 62 Chiot, A 26, c'était une exception : Cigale.

Au troisième degré, il fallait user de moyens épouvantables, le piège, l'infiltration, la torture, pour trouver les hommes. A 204 l'abbé Lair, A 222 Moneger de Neuvic, A 300 Galhin-Wrasky, A 304 Guyonnet, A 33 Gustave Tessier, A 34 le Dr Bridot, A 39 Poitrenaud, A 610 Blanchard, A 618 Ghirardello, A 71 Larivière, A 83 Paul Merle...

Même après avoir arrêté, questionné, confondu l'un ou plusieurs membres de ces implantations, la Gestapo n'arrivait jamais à reconsti­tuer le secteur tout entier. Voilà pourquoi, le S.R. gardait toujours une chance de renaître de ses cendres et pourquoi, aujourd'hui encore, des énigmes subsistent, un nombre impressionnant d'agents-charnières ayant disparu avec leurs secrets. Oui, je plains les historiens.

Cette région R.5, elle ne s'appelait pas encore ainsi, lorsque je fus appelée à la connaître. Curieux îlot resté isolé des grands courants de l'occupation, elle fourmillait cependant de bonnes volontés. Dans notre code réseau, je la dénommai aussitôt « abri ». Chacune de ses localités pouvait constituer un refuge où reprendre haleine, et seul l'embarras du choix présidait à la sélection des volontaires issus d'une population ardemment résolue à participer aux combats de la libération de la France. L'abri se mua en hôpital à partir de 1943, la raison sociale étant changée du fait qu'il nous fallait, désormais, beaucoup plus que des cachettes, trouver un havre où raccommoder la porcelaine.

Les têtes de file, des hommes d'un rare courage et d'une persévérance dans l'effort qui ne se démentit pas au cours des années d'occupation, de protecteurs qu'ils étaient, devinrent clandestins à leur tour. Ils furent même utilisés en dehors de leurs frontières, pour accomplir des missions de renseignements et de liaisons, et remplacer à des postes avancés des amis tombés en route.

Il y avait, cependant, un poste avancé dans leur dispositif. Le terrain de Thalamy, où nous fîmes nos premières armes en matière de liaisons aériennes avec Londres, et où furent exécutés quatre sur douze de nos atterrissages d'avions Lysander : août 42 Mercure, octobre 42 Achille, novembre 42 Apollon, janvier 43 Ajax, lesquels firent entrer en France, ou en sortir, onze passagers et des centaines de kilos de courrier et de matériel, maintenant ainsi à un potentiel maximum l'activité de tout le réseau.

Il s'agissait en l'occurrence d'effectifs peu importants, deux cents hommes et femmes environ, eu égard aux grosses unités qui, par la suite, composèrent les forces françaises de l'intérieur, son armée secrète et ses maquis. Cependant, je ne pense pas que le deuxième souffle de la bataille de France eût pu se manifester sans cette lente préparation à l'assaut final, qui fut celle des réseaux de la première heure.

Leur exemple, pour archisecret qu'il était alors, transpirait par tous les pores de la peau des patriotes. L'osmose se faisait à travers les disparitions qui déchiraient comme éclairs d'orage la vie morne et avilie des Français sous la botte : « Jean Vinzant, vous savez, le neveu du président Queuille, il est en fuite, et ses frères aussi - L'abbé Lair est arrêté, on l'a vu à la prison de Limoges, ses lunettes cassées, la figure tuméfiée - Le Dr Bonnet de Bourganeuf, Me Dayras d'Aubusson, ont été emmenés, menottes aux mains comme des malfaiteurs. Un cheminot les a aperçus dans un wagon où se trouvait aussi Edmond Michelet - Fernand Alibert de Tulle et son fils, le Dr Belcour d'Ussel sont passés en Espagne. La Gestapo était à leurs trousses... » C'était ça l'exemple. Un prêtre torturé, des notables déportés, on ne pouvait laisser ces bons compatriotes se battre seuls. On ne pouvait laisser leurs rangs se creuser.

Puis la dissolution de l'armée de l'armistice, le service du travail obligatoire en Allemagne amenèrent en renfort aux autochtones de nouveaux contingents de volontaires. II fallut leur faire de la place, les organiser, les enrégimenter. Londres s'en mêla et aussi des formations politiques, dont la principale fut le parti communiste clandestin. De son côté, l'ennemi, qui avait successivement revêtu les appa­rences de commissions d'armistice, d'agents de la Gestapo camouflés, d'agents de l'Abwehr en uniforme, apparaissait maintenant en unités compactes vêtues de noir, assistées pour notre honte de « miliciens », ces soldats perdus du gouvernement de Pierre Laval.

Comment le commandement allié parvint à démêler l'écheveau des courants de la Résistance, qui s'entrechoquaient et parfois se gênaient, mais dont les troupes étaient cependant animées par l'unique désir de repousser l'envahisseur et, lorsque le moment fut venu, de lui barrer la route du front de Normandie, car c'était leur ultime mission; comment et avec quelle âpreté l'ennemi se défendit des pièges qu'il trouvait sur son chemin [...].

Tout clairvoyant et indépendant d'esprit que l'on soit […], il est difficile de cerner l'histoire qui entoure ces événements tragiques.

Par une étrange coïncidence, je reçois au moment où j'écris ces lignes, une lettre anonyme de six pages qui, à travers un magma d'insultes adressées à la Résistance en général et à mon réseau en particulier, s'étend curieusement sur le drame d'Oradour. Ce ne sont pas ces « braves envahisseurs nazis » qui en seraient la cause. Ils faisaient, eux, « leur métier », qui consistait à défendre chèrement leur peau contre « les lâches bandits que nous étions ». Une preuve? Des femmes du pays auraient sauvagement tué, après les avoir mutilés honteusement, des soldats de la garnison, allemands, bien entendu, d'où les « justes représailles » qui auraient entraîné le drame. Mais, ajoute le courageux anonyme « des livres sont déjà écrits et feront un jour jaillir la lumière sur vos bassesses et vos turpitudes ». En dehors du fait que je ne crois aucune femme de mon pays capable « de se jeter sur un prisonnier pour le mutiler avant de l'égorger », ces livres tapis dans l'ombre ne me disent rien qui vaille. Pourquoi ne les sort-on pas [...] s'ils doivent exprimer la vérité ?

La réponse est simple. On attend que nous soyons tous morts ou hors d'état de nous manifester, nous, les témoins, et, quand nous ne pourrons plus nous « défendre », mot paradoxal lorsqu'il s'agit de dire ce que nous avons fait pour libérer la France, alors les revanchards et les nostalgiques de la croix gammée se redonneront bonne conscience en falsifiant à cœur joie l'histoire de notre guerre secrète.

Trop tard pour la région R. 5 ! Son histoire est écrite, elle demeurera.

* préface de "Les SS en Limousin, Quercy et Périgord" - Éditions Presses de la Cité

 

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L'un des plus importants réseaux de renseignement en France occupée fut le réseau Alliance. Créé peu aprés l'appel du général de GAULLE par le commandant Georges LOUSTAUNAU-LACAU (alias Navarre), il fut dirigé par la suite par son chef d'état-major Marie-Madeleine FOURCADE (Hérisson).

Ce réseau eut pour spécificité les noms d'animaux portés par la plupart de ses 2.407 agents homologués, réseau ainsi dénommé "L'Arche de Noé" par l'Abwehr. De plus, le territoire français étant découpé en régions par les mouvements et les réseaux de résistance, le secteur centre-ouest de la France devint la région "Hopital"*, zone de refuge ou les agents étaient, à priori, à l'abri des poursuites. La région "Hopital" était elle meme morcelée en secteurs correspondants à nos actuels départements. Le département de la Correze fut ainsi dénommé "Abri" et devint le district d'installation des P.C. des chefs successifs de la région "Hopital".

Ces chefs furent Jean VINZANT (Danois), originaire d'Ussel (19) et neveu du ministre Henri QUEUILLE, puis André GIRARD (Pointer), cadurcien installé à Brive-la-Gaillarde de 1942 à 1945.

Aussi, ce site, réalisé par un étudiant en doctorat de droit et d'histoire, vous propose de découvrir une facette méconnue de la Résistance, celle des réseaux de renseignement, à travers le témoignage et l'action de l'un de ses agents de l'ombre.

* région composée au 6 juin 1944 de 185 agents et de deux postes émetteurs répartis sur 16 départements situés entre le sud de la Loire et le nord de la Garonne.

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